Les différents intervenants du système judiciaire dénoncent, depuis de très nombreuses années[1], le sous-financement de la Justice. Aujourd’hui, le constat est sans appel : des pans entiers du système ne sont plus soutenus que par la bonne volonté de ses acteurs, partageant la conviction que l’accès à la justice est un droit fondamental, indispensable au bon fonctionnement de notre société, accès qui doit être accessible à tous.
Mais l’Etat, sourd aux appels du monde judiciaire, tire de plus en plus sur la corde.
De nombreux litiges nécessitent l’intervention de tiers : experts (dans le domaine médical ou de la construction, par exemple), traducteurs, dépanneurs, …. Or, l’Etat tarde tellement à payer ses factures que nombre d’entre eux ne souhaitent plus travailler pour la Justice. Ce constat est encore plus criant quand ils doivent intervenir dans le cadre de l’assistance judiciaire.
Les avocats, travaillant dans le cadre l’aide légale, sont payés par l’Etat un an après la clôture de leur dossier. Cette année, l’Etat n’assurera, à la date prévue, le paiement que de 60% de l’indemnité qui leur est due, sans qu’aucune échéance ne leur soit donnée quant au versement du solde. Ce retard de paiement a un impact considérable pour ces avocats, qui doivent continuer à assumer leurs charges habituelles (dont les charges fiscales et sociales, ce qui revêt une certaine ironie). Cela ne peut que décourager celles et ceux qui défendent les personnes les plus vulnérables de notre société. Cela risque d’amoindrir la qualité des services rendus.
Les Juges de Paix, qui sont malades ou qui partent à la retraite, ne sont remplacés par d’autres magistrats « professionnels » qu’après de nombreux mois. L’intérim est assuré par des Juges de Paix suppléants, qui sont en réalité des avocats bénévoles. La charge de ces prestations tend à se multiplier et de moins en moins d’avocats acceptent d’endosser ce rôle. Il leur a en plus été récemment demandé d’accepter une plus grande flexibilité géographique, afin de pallier la pénurie. Cela ne constitue évidemment pas une solution à des vacances prévisibles. Le risque de devoir annuler des audiences, faute de Juge, est réel.
L’Etat reste également en défaut de remplir les cadres, c’est-à-dire de nommer le nombre de magistrats prévus par la loi. Cela entraîne une charge de travail disproportionnée pour les juges, conduisant à des arrêts maladie, ce qui accroît encore le problème. Les répercussions sur les justiciables sont déjà bien présentes : l’arriéré judiciaire de certaines juridictions ne permet plus une prise en charge efficaces des dossiers. Ceci cause non seulement un effet préjudiciable pour les justiciables directement impactés mais également un sentiment général de désaffection envers la Justice, pourtant victime, au même titre que les individus, du détricotement de la Justice par le politique.
De plus en plus, on constate aussi le classement sans suite des dossiers ou l’absence de réaction efficace à la criminalité en tout genre en raison d’une absence de « capacité d’enquête » pour les traiter.
La vétusté de certaines infrastructures témoigne encore du mépris envers les acteurs de la Justice et toutes les personnes qui en dépendent.
Parallèlement, l’Etat a adopté une série de mesures augmentant le coût de la Justice pour les justiciables : contribution forfaitaire due par le bénéficiaire de l’aide juridique[2], contribution au Fonds d’aide juridique de deuxième ligne pour tout justiciable condamné, augmentation des droits de greffe ou instauration de la TVA sur les prestations des huissiers et avocats. L’Etat n’avait aucune obligation d’imposer une TVA sur les honoraires d’avocats et, de ce fait, d’augmenter la facture des justiciables, personnes physiques[3], de 21% !
Ces « économies de bout de chandelle » sont d’autant moins compréhensibles que des magistrats disposant des moyens adéquats pourraient, notamment, lutter efficacement contre la fraude fiscale et sociale organisée, alors qu’actuellement elle poursuit surtout les « petites gens ». Le SPF Sécurité Sociale renseigne que « l’économie souterraine (c’est-à-dire l’économie illégale + l’économie noire) représente à peu près 3,8% du Produit Intérieur brut (PIB) en Belgique, soit 12,9 milliards d’euros »[4]. Comment expliquer que l’Etat belge ne donne pas les moyens de faire respecter ses propres règles ? A quoi servent-elles alors, sinon à donner la fausse impression que l’on agit en votant des textes qui demeurent lettre morte ?
L’Exécutif semble oublier que la Justice constitue un des fondements essentiels de la Démocratie : elle représente l’unique alternative à la loi du plus fort. De plus en plus de justiciables, confrontés à ces difficultés d’accès à la justice qui s’apparentent dorénavant à de véritables dénis de justice, menacent de régler leurs problèmes par la violence.
Le récent mouvement des magistrats constitue une illustration du mal-être de tous les acteurs du système judiciaire. Si certains moyens d’actions choisis posent question[5], ils témoignent d’un sursaut d’indignation de la part d’une profession qui s’est trop longtemps tue sur une catastrophe pourtant annoncée, à défaut d’investissement décent.
Le désinvestissement structurel dans la Justice peut sembler lointain à certains citoyens. Pourtant, sans investissement suffisant dans le pouvoir judiciaire au sens large, ce sont notamment des jeunes qui ne pourront pas être pris en charge en cas de maltraitance, des parents qui ne verront pas traiter en temps opportun les question liées à une séparation, des entreprises qui verront s’éterniser des litiges et perdurer l’incertitude, des victimes qui ne verront pas leur plainte investiguée, des policiers qui demeureront avec un sentiment d’impuissance, des délinquants qui agiront sans réaction de la part de la société, …
Les annonces de la Ministre de la justice d’investir dans les structures d’enfermement ne fait aucun sens face aux réels problèmes qui se posent. Elles sont par ailleurs contradictoires avec le nouveau Code pénal, voté en 2024, qui prescrit que la peine d’emprisonnement doit demeurer le « remède ultime ». C’est donc dans les peines alternatives qu’il faudrait investir.
Dans l’intérêt
de toutes et tous, il est grand temps que le monde judiciaire et les
justiciables s’unissent pour défendre une Justice indépendante et dotée de
moyens suffisants. Un Justice digne de ce nom est indispensable au bon
fonctionnement de notre société et un contrepouvoir nécessaire, comme on peut
le voir actuellement aux Etats-Unis, en cas de dérives autoritaires.
[1] Depuis 2015, les acteurs de la justice se mobilisent chaque année le 20 mars. Notamment : https://lesad.be/manifestation-le-20-mars-2024-12h30-letat-de-droit-jy-crois-les-revendications/
[2] Diverses associations se sont mobilisées contre cette mesure, ce qui a conduit à son annulation par la Cour constitutionnelle. Voir « Arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 juin 2018 : suppression des contributions forfaitaires », https://latribune.avocats.be/fr/arret-de-la-cour-constitutionnelle-du-21-juin-2018-suppression-des-contributions-forfaitaires
[3] Les personnes morales et les indépendants peuvent déduire la TVA, de sorte que pour eux la mesure était « neutre ».
[4] https://socialsecurity.belgium.be/fr/activites-internationales/ampleur-de-la-fraude-sociale-et-fiscale-sublec#:~:text=Pourtant%20on%20peut%20estimer%20que,3%25%20du%20PIB%20en%20Hollande
[5] En particulier, le SAD ne peut que rejoindre la critique formulée par l’Observatoire International des Prisons relative à l’envoi de nouveaux écrous, au blocage des libérations conditionnelles et des surveillances électroniques, tout en poursuivant les procédures de révocation, qui n’ont d’autres effets que d’aggraver les problèmes de surpopulation carcérale. Cf. https://www.oipbelgique.be/parquet-de-bruxelles-absence-aux-audiences-du-tribunal-de-lapplication-des-peines-indignite-et-surpopulation-carcerale/